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Lectures de Jacques Paradoms
25 septembre 2007

Les absentes

 

 Vincent ENGEL

 L’univers de Montechiarro se déploie comme un arbre dans chacun des romans qui s’y rattachent ; ils se complètent et s’éclairent.  Le premier, dans l’ordre de parution, Un jour, se sera l’aube pourrait, avec Raphaël et Lætitia, en être les racines.  Le très dense Retour à Montechiarro en serait le tronc qui se ramifierait avec Requiem vénitien et Les absentes.  Les découvrir dans un ordre différent ne nuit en rien à leur compréhension.

 

Divisé en trois parties, Les absentes conte l’histoire de Gioacchino Bruchola qui tua le comte Bonifacio Della Rocca dans Retour à Montechiarro, celle de son fils Domenico et celle d’un nouveau personnage, Baptiste Morgan.  Les deux premières histoires sont plus ou moins connues.  Mais dans Les absentes, l’auteur s’intéresse davantage à la psychologie profonde des personnages, analyse leurs motivations et dévoile les périodes de leur vie ignorées dans les romans précédents.  Il adopte aussi des points de vue différents.  C’est ainsi que la haine des Bruchola pour le comte est perçue du point de vue de son assassin.  Nous découvrons aussi ce que fut l’existence de celui-ci entre son départ de la Toscane et son retour funeste.  De même, dans Retour à Montechiarro,  nous ne savons rien de la vie de Domenico entre la mort de son père en 1889 et son propre enterrement en 1919.  Les absentes nous font découvrir des aspects méconnus de son enfance et de son éducation, de sa souffrance aussi face à la fuite de sa mère qu’il tente, cette fois, de retrouver en Amérique sur l’invitation de l’intemporel Asmodée Edern – ou Thomas(so) Reguer – qui, dans la troisième partie, invitera Baptiste Morgan à Venise comme il y avait attiré Bonifacio.

 Les chevaliers Bruchola sont devenus des hobereaux déchus et dégénérés.  Gioacchino, second fils d’Anastasio, n’est pas une nature mauvaise.  Il veut éviter l’asile à son plus jeune frère handicapé mental et donner un sens à la devise de la famille : « Un jour, triomphera. »  On imagine quelle personne de bien il eût été sans l’influence néfaste de sa tante.  Paulina, vieille fille aigrie pour avoir consacré sa vie à son frère cadet Anastasio et au domaine familial, l’initie à la laideur du monde et aux turpitudes des hommes.  « Tu es un idéaliste, mon pauvre enfant !  Tu te laisseras dévorer tout cru, et les autres triompheront sur ton cadavre !  Vois les choses comme elles sont et non comme tu les imagines !  Et les choses sont laides, Gioacchino ; les gens trichent, mentent.  Les hommes ne pensent qu’à profiter des femmes, les femmes ne pensent pas ! » (pp. 46-47)  Quant à Graziella, une jeune servante dont son père abusait déjà, elle l’initie aux plaisirs de la chair.  « Gioacchino, éperdu, sombra dans ce corps doux et généreux et découvrit avec stupéfaction que les plaisirs qu’il avait pu éprouver jusqu’à cet instant n’étaient rien comparés à celui qu’une femme procurait. » (p. 50)  Le souvenir de ce premier amour, même si la luxure supplantait le sentiment, ne le quittera jamais.  Lorsque la jeune fille est chassée du domaine par Paulina à cause de sa grossesse, le jeune homme se révolte, en vain,  contre sa tante qui lui prouve ainsi combien elle a raison quant à la bassesse humaine.

 La deuxième femme qui émut Gioacchinofut Lætitia, l’épouse du comte Della Rocca, rencontrée au hasard d’une chevauchée.  « Lætitia avait réveillé l’émoi qui, jadis, s’était emparé de lui devant le corps de Graziella.  […]  La confusion des sentiments qu’avait éprouvés Gioacchino s’était dès lors muée en une rancœur très vive à l’encontre du mari d’une si ravissante femme, un vieillard de quarante ans qui se permettait d’épouser une créature qui, à quelques années près, avait l’âge de Gioacchino. » (p. 85) 

 

À la mort du père, Gioacchino confie le domaine à un intendant et part dans l’espoir de trouver des revenus et de reconstruire une fortune que l’insouciance de son père et ses propres extravagances jointes à une mauvaise gestion ont mise à mal.  À son retour, il découvre que l’ignoble intendant s’est enfui après s’être rempli les poches ; les rares biens restants sont saisis et il s’échappe avec son frère aîné Giuglielmoà Venise puis à Paris, où ils deviennent voleurs puis assassins.  Ils se réfugient en Italie du Sud et se font banditti.  Partout, il porte avec lui le poids de l’absence de Graziella, la femme qu’il a possédée, et celle de Lætitia dont il aurait pu, croit-il, être l’amant si son mari avait su la garder.  L’échec de son rival a transformé en haine la rancœur qu’il vouait déjà au comte pour des raisons commerciales.  Il se console tant bien que mal avec Maria, une pauvresse du Sud qui lui donne deux enfants dont une fille que l’on retrouvera dans la deuxième partie.

 

Au début de Retour à Montechiarro, le comte Bonifacio, toujours célibataire à trente-neuf ans, n’avait jamais quitté sa Toscane natale où il savait qu’il ne rencontrerait personne correspondant à ses aspirations.  Longtemps après la mort de son père, il dut se rendre à Venise pour éponger une important dette que son père aurait contractée auprès d’un certain Asmodée Edern.  C’est dans cette ville que son créancier lui présenta la princesse Malcessatti dont il épousa la fille qui, après lui avoir donné un fils, Domenico, s’enfuit avec son seul amour, Raphaël.  Dans Les absentes, l’histoire semble se répéter.  Domenico est aussi introverti et mélancolique que son père qu’il écoute parfois jouer la musique de Giacolli (voir Requiem vénitien).  L’absence de sa mère le pousse à s’interroger, à l’imaginer, à fantasmer au point de la confondre avec le fantôme d’Arianna, la première femme d’Anastasio Bruchola noyée dans un ruisseau proche.  Diverses enquêtes ne lui ont rien appris sinon ce que rapporte la rumeur selon laquelle sa mère et son amant se sont enfuis en Amérique où ils auraient péri sous les flèches des Indiens.  Quatre ans après la mort de son père, il est invité à New York par un certain Thomas Reguer.  On apprend que celui-ci était « un ami très proche [d’Asmodée Edern, maintenant décédé,] dont [il est] en quelque sorte l’exécuteur testamentaire. » (p. 296)  Au cours d’une sorte de voyage initiatique pour Domenico, tous deux marchent dans les pas de Lætitia. 

 Dans la troisième partie, nous faisons la connaissance d’un nouveau personnage, Baptiste Morgan, lointains descendant d4aristide (second narrateur de Raphaël et Lætitiaet neveu de Sébastien dans Retour à Montechiarro).  Nous sommes en 1985 et Baptiste, dont la mère souffre d’un cancer, est étudiant en littérature à Louvain-la-Neuve.  Il veut devenir écrivain et a déjà vu son premier roman refusé par plusieurs éditeurs.  Un jour, un membre d’un comité de lecture lui écrit pour lui dire qu’il souhaiterait le rencontrer personnellement et l’invite à occuper son appartement Venise où il le rejoindra plus tard.  Avant que Baptiste ne rencontre son hôte mystérieux, il s’écoule plusieurs jours qu’il met a profit pour commencer un nouveau roman.  Il fait la connaissance d’une flûtiste, Candice – qui a jadis rencontré Thomas Reguer et le recherche –, d’une princesse Malcessatti et de sa fille Lætitia, descendantes de leurs homonymes bien connues du lecteur.  Baptiste ne sait quelle femme l’attire le plus : Candice ou Lætitia.  Le lecteur suit le héros dans une ballade dans Venise que les amoureux de cette ville apprécieront et qui risque de fatiguer d’autres, de les ennuyer, de leur faire détester même, à l’instar de Baptiste, cette ville extravagante où tout ne semble qu’illusions et faux-semblants, où les personnages eux-mêmes semblent se dissoudre dans la brume des canaux.

 Dans cette troisième partie, les absentes sont la mère, restée à Bruxelles et surtout malade, dont on attend la mort depuis longtemps et déjà virtuellement partie ; la fugueuse Laetitia ; la trop réaliste Candice qui se dérobe ; et Asmodée Edern et/ou Thomas Reguer qui refuse de préciser son rôle dans cet imbroglio sentimental et ce voyage initiatique.

Plusieurs fils relient ces trois histoires.  Le principal est, bien sûr, l’absence – celle des femmes qui, étrangement, vont toujours par deux : Graziella et Lætitia pour Gioacchino, Arianna et Lætitia pour Domenico, Candice et la nouvelle Lætitia pour Baptiste.  Un autre lien est l’incontournable Asmodée.  D’autres sont plus subtils, comme la musique de Giacolli (dont Baptiste retrouve les partitions et que joue Candice) ou tout simplement Venise.  Finalement, l’univers de Montechiarro semble plus vénitien que toscan.

 

Absentes

 

 

Vincent ENGEL

Les absentes

Paris, Lattès, 2006

Roman, 600 p.

 

 

Analyse réalisée pour la revue Indications 63esérie, n° 5 – Nov.-Déc. 2006, pp.61-64
Reproduction autorisée moyennant mention de la source, sauf à des fins commerciales.

 

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