Marcel BRION

Où ai-je lu La ville de sable ? Chez moi ou en voyage ? Voyage en Asie centrale (où je n’ai jamais mis les pieds), ou voyage dans le temps – hors du temps – (où il m’arrive de m’égarer) ? L’ai-je lu dans mon lit, juste avant de me laisser visiter par les songes ? L’ai-je même vraiment lu ou n’ai-je que partagé le rêve de l’auteur ?

Il m’est difficile, dans ce cas, de présenter une analyse objective de ce roman auquel je reviens sans cesse au cours de mes explorations dans l’univers en expansion des Lettres. Dès ma première analyse pour Indications, je me suis aperçu qu’il y avait deux lecture possibles d’un livre : l’une ludique, pour le seul plaisir de suivre l’histoire, et l’autre plus « scientifique », analytique, au cours de laquelle on se demande pourquoi tel passage vient avant tel autre, pourquoi l’auteur use de telle métaphore, pourquoi il abuse de tel mot. S’il est vrai que chaque lecteur réécrit un peu le livre, l’analyse enrichit l’œuvre qui peut alors devenir, selon les circonstance, par exemple, puzzle (Retour à Montechiarro de V. Engel) ou jeu de miroirs (Nocturne indien d’A. Tabucchi). L'écrit devient cantate, oratorio, opéra. Parfois l’actualité donne à l’œuvre une nouvelle dimension à laquelle l’auteur n’avait même pas pu penser : Fahrenheit 451 (R. Bradbury) se voulait de la science-fiction ; il est devenu un documentaire sur le 21e siècle.

Mais il est des livres qui ne se laissent pas analyser. Comment considérer Les nourritures terrestres de Gide autrement que comme une mise en poésie de la pensée d’Épicure ? La ville de sable fait partie de ces livres qu’on ne peut que… savourer. Pour le partager, je ne puis livrer que des impressions de lectures, carnet de voyage ou poussières de rêves. On ne raconte pas un voyage : « La féerie du voyage restait inexplicable, et ce qu’on pourrait en transmettre ne serait toujours qu’une contrefaçon. » (p.191). Parle-t-on d’un livre sans le dénaturer ?

Où serait l’intérêt de dire que ce roman onirique de 222 pages, moins fantastique qu’initiatique, est divisé en 27 chapitres seulement numérotés ? Pourtant, dès ma première lecture, je ne pus m’empêcher de donner un titre à certains, comme dans les « textes choisis » des manuels scolaires : « Le marchand de tapis » (ch. II, p.35), « Le conteur » (ch. V, p.13), « Le marchand de pierres précieuses » (ch. VI, p.53), dont le narrateur épousera la fille, « Les noces » (ch. XI, p.93), « La Mère des Signes » (ch. XII, p.101), « Le bazar » (ch. XII, p. 93) « Le Maître » (ch. XVI, p. 131), « Le voyage » (ch. XXII, p. 185).

Chacune de mes lectures fut différente. Je suivis d’abord l’aventure d’un archéologue à la recherche de fresques manichéennes. Son compagnon malade étant resté au caravansérail, il passe la nuit dans une des nombreuses grottes qui avaient abrité des moines bouddhistes. Une tempête de sable se lève. Au matin du troisième jour, il découvre une ville qui se remet à vivre, comme si les siècles ne l’avaient pas endormie. Il fait la connaissance des habitants, se lie d’amitiés avec certains, épouse Alama, la fille de l’orfèvre qui lui a offert une bague, devient l’amant de Dakuri la courtisane, se bat contre les Mongols qui assiègent la ville. Il y passe ainsi plusieurs mois… ou plusieurs années.

Certes, c’est un thème que j’aime beaucoup ; Aria Marcella : souvenirs de Pompéi de Th. Gautier, est ma nouvelle préférée, peut-être aussi parce que j’ai eu le plaisir de l’analyser en d’autres circonstances.

Mais La ville de sable est plus qu’une histoire d’archéologue, plus qu’une histoire un peu fantastique. C’est aussi un manuel de voyage. Pas un guide touristique, puisque ni la ville, ni le pays ne sont précisés, pas même l’époque ; mais il enseigne la philosophie du voyage : comment gérer les rencontres ou se laisser guider par elles, éviter les pièges séducteurs, rechercher la meilleure façon de s’imprégner des choses. « Les marchandages qui se déroulaient entre le vendeur et l’acheteur n’avaient pas pour but de déprécier un objet ou d’en exalter la valeur. Tous deux savaient exactement quelle était cette valeur et auraient eu honte de la discuter. Ces pourparlers tendaient à glorifier la chose en question, à établir entre elle et les deux hommes qui en avaient fait le sujet d’un débat un lien de chaude sympathie. » (pp.121-122). En dormant sur un tapis, « il connaîtra tous les jardins de la terre, figurés dans l’arabesque des laines nouées. A travers des prairies illusoires et des cieux fictifs, il percevra la palpitation de la terre. […] – Un tapis est encore une prison, dit Bardouk. Couchez-vous sur la terre nue, vos paumes et votre nuque collées au sol, et les songes véridiques monteront vers vous de la plus profonde terre. (pp.70-71) Ce passage m’a-t-il rappelé mes expériences sahariennes ou les a-t-il influencées ? « Il mangera les fruits du jardin et boira l’eau d’une source fraîche, qu’il puisera dans le creux de sa main. Il est bon que l’homme, en se désaltérant, connaisse aussi le goût de son corps. » (p.74). Je me rappelle que cette eau, même tiède, avait une autre saveur. Mais on ne revient pas indemne d’un voyage : « Que savons-nous, enfin, des métamorphoses qui attendent les voyageurs, quelquefois, à de certains carrefours ? « (p.191).

La ville de sable ne propose pas seulement une philosophie du voyage mais une philosophie plus générale qui rappelle que chaque chose a sa place dans un univers qui forme un tout. Même l’homme est intimement lié à la nature. « L’Univers, disait le Maître, est une grande étoffe brodée et tissée de figures innombrables dont la beauté et la simple existence même dépendent de l’intégrité du tissus. Si une déchirure se produit à un endroit quelconque de ce tissus, le désordre et la destruction la suivent bientôt. […] Car l’âge d’or n’était qu’un état d’harmonie, très simple, où chaque individu, reconnaissant l’appartenance réciproque de tout ce qui existe, demeure en état de communion fraternelle avec la création. […] Le sage établit un état d’harmonie entre lui-même et tout ce qui l’entoure […] » (pp.136-137). L’acte d’amour lui-même revêt une dimension cosmique : « Le tâtonnement des deux corps qui s’ajustent l’un à l’autre comme les deux moitiés d’un être divisé, qui, depuis longtemps, aspiraient à se rejoindre, se mêlaient à la houle nocturne. Il fallait retrouver la respiration même de la terre, connaître le secret du grand serpent qui soulève les vagues de la mer en déroulant ses anneaux, nager avec le vent, se reposer sur les nuages, se balancer à la manière des arbres. S’oublier soi-même, et faire appel à toutes les puissances mystérieuses qui habitent entre le monde souterrain des métaux et le plan des étoiles. […] Se tenir nu, sur le rivage de la nuit, à la pointe d’un promontoire qui surplombe l’éternité ou le néant. » (p.95).

Cependant, lorsqu’il rencontre la courtisane Dakuri, il avoue : « J’éprouvai aussi la puissance d’un appel, intense, irrésistible, auquel j’étais prêt à répondre, malgré tout mon amour pour Alana. C’était en même temps que le désir quelque chose de beaucoup plus grandiose et de beaucoup plus terrible que le désir. […] Le pressentiment d’une volupté qui n’est point en elle-même son but et sa fin, mais un passage vers une jouissance plus haute, vers une connaissance plus parfaite. […] Auprès d’elle je n’avais pas conscience d’être infidèle à Alana ; au contraire, il me semblait que si j’avais rencontré Alana d’abord c’était pour préparer la voie à l’apparition de Dakuri, et quand je revenais auprès de celle qui était ma femme et la mère de mes enfants, je lui rapportais un amour grandi, purifié et rajeuni. […] une manière de communier avec l’âme du monde qu’aucun moyen de connaissance ne remplacera jamais. » (pp.155-156). Et la Mère des Signes bénit cet amour : « La sagesse de Dakuri est plus grande que la nôtre, dit la Mère des Signes. Suivez avec confiance le chemin qu’elle vous montre et qui conduit lui aussi à l’accomplissement. Aimez votre corps mortel puisque c’est par lui que vous atteignez l’immortalité. Trop tôt le sable viendra recouvrir ce qui brille, ce qui chante et ce qui rit. »

Le vent, en effet, se met à souffler, apportant quelques grains de sable. « D’abord les gens ont balayé le sable qui encombrait leur cour. » (p.203). « Et puis, un jour, le peuple a pris peur et a décidé brusquement de quitter la ville. » (p.207). Avec Alana et quelques autres, le narrateur se réfugie sur les hauteurs dans des cellules taillées dans une falaise où des moines bouddhistes leur accorde l’hospitalité. Là, ils s’endorment. « Le vent est tombé pendant que je dormais. […] Je regarde la pyramide de sable dressée au milieu de la vallée. Oui, peut-être trouverait-on les ruines d’une ville là-dessous. Cela vaudrait la peine de faire des fouilles. » (p.221)

L’archéologue rentre au caravansérail où l’attend son ami impatient de savoir s’il a trouvé les fresques manichéennes cherchées. « N’ai-je rien découvert ? Rien qui mérité d’être raconté. Rien qui puisse s’exprimer avec les mots du langage humain. » Mais son ami remarque la bague qui lui a offerte son beau-père et lui demande où il l’a trouvée.

« Dans le sable. »

Je referme le livre. N’ai-je pas moi aussi, au fond de ma poche, quelques grains du sable qui recouvrit la ville ?

Marcel BRION
La ville de sable
Paris, Albin Michel, 1959
(Le Livre de Poche;4762)
221 p.

Analyse réalisée pour la revue "Indications " 60e série, n° 4 – sept.-oct. 2003.
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La ville de sable

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