Antonio TABUCCHI

« Qu'est-ce que nous faisons dans ces corps », dit le monsieur qui se préparait à s'étendre sur le lit à côté du mien [...]
« Peut-être que nous voyageons dedans », dis-je [...] « peut-être qu'ils sont comme des valises, nous nous transportons nous-mêmes. »

Antonio Tabucchi nous entraîne dans les profondeurs d'une Inde hors du temps où nous oscillons entre réalité et rêve avec, entre les deux, cet état instable, imprécis et inquiétant qu'est la somnolence.

Quelle est, dans cette œuvre, la part du voyage et celle de l’insomnie ? L’auteur annonce lui-même en prologue : « Ce livre n’est pas seulement une insomnie, c’est aussi un voyage. L’insomnie appartient à qui écrit ce livre, le voyage à celui qui l’a fait. » Au lecteur appartient de faire mentalement le voyage et de se laisser porter par le rêve.

« Nocturne indien » n’est pas un roman de facture classique (un héros, une situation de départ, des épreuves par lesquelles il se trouve transformé à la situation finale) : « Mais ce n’est pas un roman », protestai-je, ‘il y a un bout par-ci, un bout par-là, il n’y a même pas une véritable histoire, ce sont seulement des fragments d’histoire. » (p.111)

Ceci dit, il y a quand même une intrigue, et même tout à fait classique : une quête. Le narrateur est en Inde pour retrouver son ami Xavier. On cherchera en vain les autres actants traditionnels : pas de mandateur, pas d’adversaire (si ce n’est peut-être lui-même avec son absence de réel désir de le retrouver) ; les vagues indices qu’il glane ne permettent pas de considérer les personnages de rencontre – si pittoresque soient-ils – comme des auxiliaires. Le héros est seul, si seul qu’il en devient presque transparent. Même sa fonction de héros est réduite à la portion congrue : on ne connaît ni son nom, ni son âge, ni son occupation, il se définit vaguement comme un chercheur, « Je fouille dans de vieilles archives, je cherche des chroniques anciennes, des choses englouties par le temps. » Il est aussi supposé écrire un livre.

Ce qui lui donne cependant du poids, c’est qu’il cumule plusieurs fonctions : héros, adversaire et objet de sa quête. Xavier ne peut être que lui-même : en contant à Christine, sa dernière rencontre, le sujet du livre qu’il est supposé écrire, il inverse les rôles et les précise : « Il y a quelqu’un qui est en train de me chercher, mais moi, je n’ai pas du tout l’intention de me laisser trouver. » (p.113)

L’œuvre s’articule autour de douze chapitres : les douze lieux visités par le narrateur – et eux-mêmes répartis en trois parties : les trois villes où séjourne le narrateur. Douze lieux qu’il quitte chaque matin, douze nuits qui sont autant d’occasions de rencontres insolites ou émouvantes : Vimala, la prostituée qui ne sait rien de celui dont elle a été l’amie ; le médecin à la demi perruque qu’il soulève comme un chapeau pour saluer,le jaïn qui se rend à Vinarassi (Bénarès) pour y mourir ; l’aventurière qui veut escroquer l’homme qui l’a fait souffrir mais qui a oublié ses documents dans la chambre du narrateur ; l’ancien facteur à Philadelphie qui envoie des cartes postales à tous ceux qui figurent dans l’annuaire de Philadelphie et Christine, la photographe qui se méfie des « morceaux choisis » parce qu’elle avait un jour publié un agrandissement d’un jeune Noir, « sur le visage une expression d’effort intense, les mains levées dans un geste victorieux : il est de toute évidence en train de franchir la ligne d’arrivée ». La seconde photo, « c’était la photo entière. A gauche, il y a un policier habillé comme un martien, avec casque en plexiglas sur le visage, des bottes montantes, le fusil épaulé, des yeux féroces sous la visière féroce. Il est en train de tirer sur le Noir. » (p.112) La légende était : « Méfiez-vous des morceaux choisis. » Ne sont-ils que l’apparence qu’on veut donner aux choses ? Ces apparences avec lesquelles Tabucchi semble jouer.

Au début du roman, le narrateur arrive à Bombay muni d’une petite valise qui ne le quitte pas et d’un guide touristique. Malgré les conseils du chauffeur de taxi, il se rend à l’hôtel qu’il s’était choisi, dans le « Quartier des Cages » où se morfondent les prostituées. Après un dîner rapide, il s’entend communiquer par la tenancière les prix des filles rassemblées dans une petite salle à l’étage. Il exhibe une lettre écrite par une certaine Vimala Sar et exige cette fille. Elle ne travaille plus à l’hôtel mais deux billets de vingt dollars permettent de la retrouver. Dans le courant de la nuit, elle le rejoint dans sa chambre. Vimala lui a écrit parce qu’elle a trouvé son adresse dans l’agenda de Xavier qui s’est fâché en apprenant qu’elle lui avait écrit. Elle lui révèle qu’il faisait des affaires avec des gens de Goa avant de tomber malade. Mais elle ne sait ni lesquelles ni où il se trouve. Elle se livre ensuite à un « récit long, prolixe, plein de détails », auquel le lecteur n’a pas part : leur histoire d’amour. La nuit touchait à sa fin quand Vimala partit.

Il est minuit lorsqu’au chapitre suivant nous suivons le narrateur qui accompagne dans sa visite le médecin de Brach Candy Hospital. Nous apprenons que Xavier Janato Pinto était Portugais, sans doute « traducteur simultané » (Tabucchi est lui-même professeur de littérature portugaise et traducteur de Pessoa). Mais Xavier n’est pas à l’hôpital où l’on n’a aucune trace de son passage. Lorsque le médecin demande s’il doit transmettre un message au cas où il le trouverait, le narrateur refuse. La quête semble sérieuse comme dans les meilleurs thrillers. On s’étonne seulement de la discrétion du héros qui dissimule sa recherche à celui qu’il recherche, comme s’il lui voulait du mal.

Le jour commence à poindre quand il rejoint le Taj Mahal Inter-Continental Hotel, moins pour le luxe que parce qu’il « essaie de ne pas rester plus d’une nuit dans le même hôtel, quand c’est possible. »

Après un bain, alors que le jour est presque levé, il sombre dans un sommeil visité de souvenirs. On apprend ainsi qu’il faisait partie d’un groupe d’amis qui le surnommaient Roux, début de rouxignol – c'est-à-dire rossignol, en portugais – détail dont on saisira l’importance au dernier chapitre : l’ami qu’il est censé rechercher s’appelle Nightingale – rossignol en anglais.

Ainsi, de nuit en nuit, de rencontre en rencontre, dont certaines ne sont que le fruits du rêve, le narrateur poursuit sa quête moins de Xavier que de lui-même ou de son double, son autre personnalité.

Lors d’une halte de l’autobus, il s’assied à côté d’un garçonnet accompagné de son frère devin. « Tu veux connaître ton karman ? Ça coûte cinq roupies. »
« D’accord », dis-je, « demande à ton frère. » […]
« Alors », lui demandai-je, « je peux savoir ? »
« Je regrette », me dit-il, « mon frère dit que ce n’est pas possible, tu es quelqu’un d’autre. »
« Ah oui ? », dis-je, « qui suis-je ? » (pp.75-76)

La réponse, il la donnera finalement lui-même : « Je suis quelqu’un qui ne veut pas qu’on le trouve. » (p.113) Dans ce dernier chapitre, la narrateur résume et analyse lui-même toute l’oeuvre ; la plupart des personnages sont présents – même Xavier, quel que soit son nom –, on revit les situations antérieures, mais comme dans un miroir où la réalité se métamorphose à la lueur de ses propres reflets. De son ami, il dit : « Peut-être cherche-t-il un passé, une réponse à quelque chose. Peut-être voudrait-il saisir quelque chose qui, autrefois, lui a échappé. D’une certaine façon, il se cherche lui-même. C’est-à-dire qu’en me cherchant, c’est comme s’il se cherchait lui-même : ça arrive souvent dans les livres, c’est de la littérature. […]
[…] il arrive à Bombay, il a l’adresse d’un hôtel borgne où j’ai logé longtemps et il se met à chercher. Là, il rencontre une fille qui m’a connue à une certaine époque et elle lui apprend que je suis tombé malade, que je suis allé à l’hôpital, et enfin que j’ai des contacts avec des gens du sud de l’Inde. Alors, il me cherche à l’hôpital […] ensuite il quitte Bombay et commence un voyage, mais en réalité il voyage pour d’autres raisons. Le livre, c’est surtout cela : son voyage. Il fait toute une série de rencontres, bien sûr, parce qu’en voyage on rencontre des gens ». (pp.114-115)

Ce n’est qu’un reflet de ce qu’on sait déjà. Mais si ce reflet était la réalité ? Ainsi Tabucchi jongle-t-il avec les apparences et, par un jeu subtil de décalages, de miroirs, de projections et de trompe-l’œil, il fourvoie le lecteur jusqu’au cœur de son insomnie.

Antonio TABUCCHI
Nocturne indien.
Paris : U.G.E., 1993
119 p. ; 18 cm.
(10/18 n° 1916)

D'après une analyse réalisée pour la revue Indications 58e série, n° 5 – déc. 2001
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Nocturne indien

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